Rsg Production

Manas

Manas

 
Prix de la Réalisation – Venise GDA
Prix du Scénario – Cannes Cinéma
Prix du Public – Nantes 3 Continents
 

2024/2025

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Rivière Tajapuru, île de Marajó, État du Pará. Nous sommes au cœur de la forêt amazonienne au nord du Brésil dans un endroit reculé où les moindres déplacements se font à pied ou en barque, à travers une forêt dense et moite. Dans cet environnement paradisiaque mais difficile pour ses habitants, la jeune Tielle vit du haut de ses treize ans avec toute sa famille : son petit frère, sa petite sœur, son père et sa mère qui a déjà le ventre à nouveau bien rond. Elle grandit avec des rêves d’émancipation – inspirés par le départ de sa grande sœur, central à son désir d’ailleurs et qui est justement le tout premier élément mentionné dans le film – mais ses illusions vont progressivement commencer à s’effondrer …

Si au départ l’on a bien l’impression d’embarquer dans une découverte (quasi-documentaire) d’une communauté amazonienne, le film resserre progressivement (et très subtilement) son propos à l’image de son titre « Manas » – qui renvoie au terme portugais utilisé entre sœurs pour se désigner – sur des questions de sororité, d’exploitation et de violences. Cet environnement luxuriant est un éden illusoire, une forêt-prison, où vit l’une des communautés les plus pauvres du Brésil dont les gamines à peine sorties de l’enfance sont affligées d’une une double peine : même leurs propres rêves d’émancipation (les barges) ne sont finalement synonymes que de cruels espoirs. Le film raconte ainsi un parcours féminin qui se transmet de génération en génération, et c’est par le caractère systémique de cette réalité sociale relayée par les dogmes catholiques (présents à l’école et dans le cercle familial) qu’il reste une plongée dans cette communauté amazonienne particulièrement frappante ! « Manas » vient alors enrichir la carte mondiale sur des faits partagés de par le monde mais vécus différemment et intimement localement.

Après avoir réalisé plusieurs documentaires – et notamment remporté la double récompense de Meilleur Documentaire & Meilleur Film au festival de São Paulo en 2012 – Marianna Brennand signe avec « Manas » son premier film de fiction sur ces questions complexes et sensibles qu’elle a documentées pendant une dizaine d’années. Cette forme à la frontière de la fiction lui permet de créer une connexion dès le départ en nous plongeant dans des instants fragmentaires de la vie de Tielle comme si une caméra documentaire la suivait. L’on pourrait d’ailleurs dire que le film se divise en une première partie plus proche du documentaire avant de basculer dans un récit plus proche de ses personnages. Cette évolution se retrouve dans les choix de mise en scène avec une approche au départ très naturaliste, sans aucune musique, bercée par les sons environnants, de magnifiques couleurs et de nombreuses petites ellipses, avant de progressivement obscurcir l’image, rapprocher la caméra de sa protagoniste de manière presque claustrophobique, et jouer avec les sons pour faire ressentir ce qu’elle éprouve.

La réalisatrice brésilienne a trouvé le ton juste, souvent implicite, pour raconter cette histoire avec respect et discernement. Elle fait le choix de ne montrer aucune violence d’une part parce que la montrer serait une nouvelle forme de violence, et d’autre part parce qu’en la laissant en hors-champ, elle la rend d’autant plus insupportable puisque nous n’en voyons que les conséquences sur le comportement des personnages. Le film repose ainsi sur de petits détails qui en disent long pour montrer ce qui est omniprésent sans être frontal, et ne pas seulement faire état d’une violence mais en reconstituer toute la mécanique. Le personnage de Tielle devient ainsi de plus en plus silencieux et sourit aussi de moins en moins, la maturité s’imposant à elle en oscillant entre l’enfance et l’âge adulte, dans une magnifique interprétation de Jamilli Correa dont c’est le premier film – tout comme pour la réalisatrice qui dirigeait pour la première fois des acteurs. La jeune actrice originaire de la région apporte une intensité dans sa présence et occupe totalement le plan par son regard perçant et désenchanté, aux côtés d’une actrice professionnelle Fátima Macedo qui interprète le personnage complexe de la mère.

Filmé avec intelligence et sensibilité, c’est un récit délicat sur la violence, le silence, et le courage qui donne la parole à une communauté et des femmes invisibilisées. Tout en subtilité le film navigue entre l’enfermement du personnage et la percée de l’horizon avec son immense étendue d’eau et sa resplendissante forêt qui finissent par devenir étouffantes. C’est l’histoire d’une émancipation perdue d’avance qui dit dans un silence retentissant le désespoir infini de son héroïne. C’est du beau cinéma, celui vu comme un puissant outil social.

Raphaël Sallenave

 

Tajapuru River, Marajó Island, State of Pará. We’re in the heart of the Amazon rainforest in northern Brazil, in a remote area where even the smallest journeys are made on foot or by boat, through a dense, damp forest. In this idyllic environment, tough on the inhabitants, thirteen-year-old Tielle lives with her whole family: her little brother, her little sister, her father and her mother, whose belly is already big again. She grows up with dreams of emancipation – sparked by the leaving of her older sister, pivotal to her desire for elsewhere, which is the very first thing mentioned in the film – but her illusions gradually begin to crumble…

While the film initially appears to take us on a (quasi-documentary) journey of discovery into an Amazonian community, it slowly (and very subtly) narrows its focus, reflecting its title “Manas” – which refers to the Portuguese term used by sisters to refer to each other – to address issues of sisterhood, exploitation and violence. This lush environment is an illusory heaven, a jail forest, home to one of Brazil’s poorest communities, whose girls, barely out of childhood, are plagued by a double burden: even their own dreams of emancipation (the barges) are ultimately nothing more than cruel hopes. The film tells the story of a feminine journey carried on from generation to generation, and it’s the systemic nature of this social phenomenon, supported by Catholic tenets (at school and at home), that makes it a particularly striking insight into this Amazonian community! “Manas” then adds a new dimension to the world map of facts shared around the globe, but experienced differently and intimately locally.

After directing several documentaries – including winning the double award for Best Documentary & Best Film at the São Paulo Film Festival in 2012 – Marianna Brennand directs with “Manas” her first fiction film on the complex and sensitive issues she has been documenting for over a decade. This approach, which lies on the edge of fiction, allows her to create a connection from the outset, bringing us into fragmentary moments of Tielle’s life as if a documentary camera were following her. In fact, it could be said that the film is divided into a first part that is closer to a documentary, before shifting into a more character-driven narrative. This evolution is echoed in the directorial choices, with an initially naturalistic style, devoid of music and lulled by the surrounding sounds, splendid colors and lots of little ellipses, before progressively darkening the picture, bringing the camera closer to its protagonist in an almost claustrophobic way, and manipulating the sound to make us feel what she’s experiencing.

The Brazilian director strikes just the right tone, often implicit, to tell this story with respect and discernment. She chooses not to show any violence, on the one hand because showing it would be another kind of violence, and on the other because, by leaving it off-screen, she makes it all the more unbearable, since we only see the consequences on the characters’ behavior. In this way, the film relies on small details that speak volumes to show what is everywhere, without being overt, and doesn’t just portray violence, but recreates its entire process. Tielle’s character becomes quieter and quieter, and smiles less and less, as maturity imposes itself on her, wavering between childhood and adulthood, in a wonderful performance by Jamilli Correa, whose first film this is – as it is for the filmmaker, who was directing actors for the first time. The young actress, who hails from the region, brings an intensity to her presence and commands the entire shot with her piercing, bewildered gaze, alongside professional actress Fátima Macedo, who plays the complex character of the mother.

Filmed with wisdom and sensitivity, it’s a delicate tale of violence, silence and courage that gives a voice to a community and to women who remain invisible. In subtle ways, the film navigates between the character’s imprisonment and the opening of the horizon, with its vast expanse of water and shining forest, which eventually become suffocating. It’s the story of an emancipation lost beforehand, which speaks in resounding silence of its heroine’s infinite despair. It’s beautiful cinema, the kind that can serve as a powerful social tool.

Raphaël Sallenave

Levante
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