Les Filles d’Olfa
(Four Daughters) بنات ألفة
Œil d’Or – Cannes
Meilleur documentaire – Césars
Meilleur film international – Munich
Best Documentary Feature – Spirit
2023
FR EN
Tout commence symboliquement devant un miroir – où l’actrice Hend Sabri exprime son angoisse de rencontrer Olfa et ses filles – car le film en lui-même est un jeu de miroir. Premier sélectionné pour la compétition 2023 du Festival de Cannes, le nouveau film de Kaouther Ben Hania (La Belle et la Meute ; l’Homme qui a vendu sa peau) est un pur objet hybride entremêlant fiction et documentaire en revenant sur une histoire très médiatisée en Tunisie. « Les filles d’Olfa » nous plonge à une époque où ‘l’ancien monde se meurt et le nouveau monde tarde à apparaître’, une époque où la Tunisie oscille et vacille, un monde de clair-obscur où une mère de quatre filles en perd deux dévorées par les loups (les monstres de la citation d’Antonio Gramsci).
Œil d’Or du meilleur documentaire à Cannes, ce film expérimental est une affaire de souvenirs et le fruit de cinq ans de préparation. Pour convoquer le passé et le questionner, la cinéaste tunisienne invente tout simplement une forme : ramener des comédiens pour jouer les souvenirs sous la direction des vrais personnages. Les deux cadettes jouent ainsi leur propre rôle face à deux actrices professionnelles et Olfa, la mère, joue à la fois son propre rôle – ainsi que celui de sa sœur par moments – raconte ses souvenirs et est également doublée pour les scènes émotionnellement trop difficiles. Ce procédé atypique est expliqué par la réalisatrice dès le début du film avant qu’elle ne laisse ce huis-clos théâtral devenir sa propre histoire. Tout en bienveillance, elle guide à peine les échanges et met en place un dispositif où, toutes ensemble, elles jouent non seulement la scène, mais y réfléchissent aussi, ainsi qu’à la nature du souvenir et à sa signification. Cette sororité réinventée provoque alors d’incroyables aveux et libère une parole cathartique.
Via un faux projet de fiction, elle permet ainsi à une famille de raconter son histoire, de se l’expliquer, et d’en comprendre les rouages. L’émotion parfois jouée et parfois captée afflue dans ces scènes où les filles assistent à leurs souvenirs joués sous leurs yeux et y réagissent parfois en pleurant, parfois en rigolant de l’interprétation des actrices, voire y réagissent différemment chacune. Le film mélange ainsi des scènes dures et des scènes plus légères voire comiques où la relation entre les deux groupes (famille/actrices) se noue peu à peu jusqu’à former une image inoubliable : celle de quatre sœurs parmi lesquelles on ne discerne plus le jeu du témoignage.
Avec ce dispositif, les filles et la mère se redécouvrent et sortent de leur personnage et du souvenir confrontant leurs opinions alors que la caméra tourne encore faisant basculer le film dans le présent. Les scènes s’enrichissent ainsi à mesure que le récit se développe. C’est alors à la fois l’histoire racontée par la famille et les actrices mais aussi celle de leur rencontre. Hend Sabri ne cesse de pousser Olfa dans ses retranchements et en fin de compte se dévoile également. Les actrices sortent donc aussi de leur personnage et confrontent la famille car pour jouer leurs souvenirs, elles doivent les comprendre. C’est en cela, aussi, un film sur le métier d’acteur, sur la compréhension de l’autre, et une œuvre en racontant une en train de se créer.
Si « Les filles d’Olfa » est donc, avant tout, le portrait d’une famille, le film aborde plusieurs thèmes à travers l’histoire de ces sœurs : l’adolescence, la maternité, la transmission générationnelle – et en particulier mère-fille – ou encore les traumatismes. C’est le portrait d’une mère célibataire pleine de contradictions entre tendresse et fermeté. Mais si le film raconte l’histoire d’une famille, il raconte aussi celle d’un pays, et une histoire des femmes avec la présence des hommes en creux de chaque situation traversée par les sœurs. La cinéaste a d’ailleurs la brillante idée de symboliser ce combat féminin par l’interprétation de tous les rôles masculins par un seul et même acteur.
Mais si c’est bien une histoire personnelle, elle est profondément liée à l’histoire politique et raconte l’évolution d’une génération avec ses divergences et ses ambivalences entre respect des traditions et ouverture aux vibrations du monde. La nouvelle génération refuse ainsi toute autorité maternelle patriarcale (ce que représente Olfa) mais n’a pas les outils propres à cette transition. C’est alors à travers ce refus du pouvoir et de la dictature, que la radicalisation peut lui servir d’inversion des rapports de force. La révolution tunisienne a ainsi révolutionné aussi la famille d’Olfa. Ghofrane, Rahma, Eya et Tayssir sont bien ses filles, mais elles sont aussi celles de la Révolution. Et pourront-elles être la génération qui brisera le cycle de la violence ? C’est une des questions que laisse planer cette œuvre hybride et unique.
Passionnant et émouvant, « Les filles d’Olfa » nous offre un récit bouleversant auscultant deux générations de femmes tunisiennes, leurs silences et non-dits, et les effets de la Révolution. C’est une œuvre singulière incroyablement construite et renforcée par ses cadrages travaillés et son casting investi. Par sa capacité à interroger et interpréter le monde pour nous le faire voir autrement, elle témoigne de plus du pouvoir du cinéma, et de son utilité. L’un des tous meilleurs films de l’année, certainement l’un des plus originaux et des plus forts.
It all begins symbolically in front of a mirror – where actress Hend Sabri expresses her anxiety about meeting Olfa and her daughters – because the film itself is a mirror trick. First shortlisted for the Cannes Film Festival’s 2023 competition, Kaouther Ben Hania’s (Beauty and the Dogs; The Man of sold his skin) new movie is a pure hybrid artifact blending fiction and documentary as it revisits a much-publicized story in Tunisia. “Four Daughters” takes us back to a time when « the old world is dying and the new world struggles to be born », a time when Tunisia wavers and falters, a world of chiaroscuro where a mother of four daughters loses two of them to the wolves (the monsters in Antonio Gramsci’s quote).
Winner of the Œil d’Or for Best Documentary at Cannes, this experimental movie is a matter of memories and the result of five years of preparation. To summon the past and question it, the Tunisian filmmaker simply invents a form: bringing in actors to enact the memories under the direction of the real characters. The two youngest daughters play their own roles opposite two professional actresses, and Olfa, the mother, plays both her own role – and that of her sister at times – recounts her memories, and is also acted by an actress for emotionally too difficult scenes. This atypical process is explained by the director at the start of the film, before she lets this theatrical closed-door setting become its own story. Benevolently, she barely guides the exchanges and sets up a space where, together, they not only re-enact the scene, but also reflect on it, as well as on the nature of the memory and its meaning. This reinvented sisterhood leads to unbelievable confessions and releases a cathartic speech.
Through a fake fiction project, she thus allows a family to tell its story, to explain it to each other, and to understand its underlying dynamics. Emotion, sometimes played out and sometimes drawn out, overwhelms these scenes in which the girls witness their memories played out before their very eyes, reacting sometimes with tears, sometimes with laughter at the actresses’ performances, and sometimes even reacting differently to them. In this way, the film mixes harsh scenes with lighter, even funny ones, in which the relationship between the two groups (family/actresses) gradually builds up to create an unforgettable image: that of four sisters among whom we can no longer distinguish the acting from the telling.
With this set-up, the daughters and mother get to rediscover each other and step out of character and memory, confronting their opinions as the camera continues to roll, shifting the film firmly into the present. Scenes become richer as the narrative unfolds. It’s both the story told by the family and the actresses, and the story of their own coming together. Hend Sabri constantly pushes Olfa to her limits, and ultimately reveals herself as well. The actresses therefore also step out of character and confront the family, because to play out their memories, they need to understand them. In this way, it’s also a film about acting, about understanding the other, and a work of art depicting one in the making.
While “Four daughters” is first and foremost a portrait of a family, the film tackles a number of themes through the story of these sisters: adolescence, motherhood, generational passing on – particularly between mother and daughter – and trauma. It’s a portrait of a single mother full of contradictions between tenderness and toughness. But if the film tells the story of a family, it also tells that of a country, and a story of women, with the presence of men in the background of every situation the sisters go through. The filmmaker has the brilliant idea of symbolizing this feminine struggle by having a single actor play all the male roles.
But if this is indeed a personal story, it is deeply tied to political history and tells the story of the evolution of a generation with its divergences and ambivalences between respect for traditions and openness to the world’s vibrations. The new generation rejects patriarchal maternal authority (as represented by Olfa), but lacks the tools to make this transition. It is through this rejection of power and dictatorship that radicalization can act as a means of reversing the power relations. The Tunisian revolution thereby revolutionized Olfa’s family too. Ghofrane, Rahma, Eya and Tayssir are indeed her daughters, but they are also the Revolution’s own daughters. And can they be the generation to break the cycle of violence? This is one of the questions raised by this unique hybrid tale.
Exciting and moving, “Four daughters” is a deeply affecting tale of two generations of Tunisian women, their silences and unspoken words, and the effects of the Revolution. It’s a singular piece of cinema, incredibly crafted and bolstered by its meticulous framing and dedicated cast. Through its ability to question and interpret the world and make us see it differently, it further underlines the power of cinema, and its usefulness. One of the best movies of the year, definitely one of the most original and powerful.