La Bête
(The Beast)
2024
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Deuxième adaptation de la nouvelle « La Bête dans la jungle » (1903) d’Henry James en moins d’un an dans le paysage cinématographique français après le film de Patric Chiha avec Anaïs Demoustier et Tom Mercier, celle de Bertrand Bonello (co-produite par Xavier Dolan) est une interprétation très libre et conjuguée au futur antérieur. Le réalisateur étiqueté ‘arts & essais’ de films tels que « L’Apollonide » ou « Saint Laurent » signe une nouvelle proposition de cinéma singulière, un film étrange, une œuvre inclassable.
C’est une histoire d’amour impossible entre deux être aimantés à travers les époques. Le temps écoulé dans l’œuvre originale s’étend ici sur plusieurs vies antérieures où les personnages de Léa Seydoux et George MacKay se croisent et se recroisent. Le film était initialement destiné à Gaspard Ulliel – et il lui est à présent dédié – mais c’est donc l’acteur anglais de « 1917 » qui vient le remplacer, dans une version qui devient bilingue (alors qu’il ne parlait pas français avant le tournage). La structure de l’intrigue, avec ses vies antérieures et imbriquées, donne aux acteurs une occasion de jouer des personnages à chaque fois subtilement différents tout en créant une certaine continuité. Léa Seydoux y transmet une beauté et un mystère intemporels quand George MacKay impressionne par un jeu nuancé de retenue froide.
C’est une réflexion sur l’humain et les dérives de la société questionnant nos peurs, nos relations, notre rapport à l’art, à la technologie aussi (en particulier l’IA), et surtout aux sentiments. Dans une opposition du futur (ou serait-elle déjà-là ?) entre travail et affect, « La Bête » met en scène la disparition des sentiments dans la perspective d’éradiquer la souffrance. Mais une disparition progressive de nos peurs ne signifie-t-elle pas une disparition de nos sensibilités, de nos singularités et in fine de ce qui nous rend vivants ? La peur, la solitude, l’amour … sont des sentiments qui traversent les époques, d’où leur récurrence dans les multiples vies partagées du couple de protagonistes.
Les époques se répondent ainsi au travers de leurs thématiques, personnages et motifs (voyance, poupées, pigeons). C’est une structure qui peut paraître complexe et met en place un triptyque dont les correspondances, récurrences et absences sont la véritable ligne directrice de l’intrigue – bien qu’elle ne soit jamais explicitée comme telle jusqu’à la toute fin. Progressivement les sentiments sont ainsi exprimés (1910), refoulés (2014), puis supprimés (2044) pendant que les personnages semblent évoluer d’époque en époque de manière cohérente et sans en être eux-mêmes conscients. Leurs choix et rôles se répondent de manière symétrique pour arriver toujours à une même conclusion. L’évolution du monde est ici plus comportementale que matérialiste, le tout sur fond de catastrophe permanente que craignent les personnages. Et à chaque époque, la catastrophe personnelle qu’ils éprouvent est liée à une catastrophe générale/sociétale dont l’humain est de plus en plus responsable.
Il y a un peu de Lynch et de Cronenberg dans cet univers où Bonello tord aussi bien l’image que la narration. Il crée une vraie esthétique avec une mise en scène travaillée, de ses longs zooms à ses gros plans en passant par des décors qui nourrissent l’intrigue tout comme ses variations de cadre, et une audace en ouverture et conclusion du film invitant à y reréfléchir sous un autre jour. Sa narration déconstruite et non-linéaire nous déroute également sans toujours nous permettre de saisir les tenants et aboutissants de chaque séquence courant le risque de soit s’y laisser bercer, soit s’y perdre.
Il laisse certainement des doutes tout du long : que représentent les personnages ? quelle est cette bête ? quelle est cette mystérieuse catastrophe prophétique ? Serait-ce justement l’absence de catastrophe ou la disparition de cette dernière ? Film conceptuel mélangeant les genres et brouillant l’horizon, « La Bête » peine à créer suffisamment d’enjeux et manque donc probablement de rythme pour rendre son intrigue labyrinthique pleinement fascinante, mais reste néanmoins un beau pari artistique d’un cinéaste atypique.
Raphaël Sallenave
This is the second adaptation of Henry James’s 1903 short story “The Beast in the Jungle” to hit the French cinemas in less than a year, following Patric Chiha’s film starring Anaïs Demoustier and Tom Mercier. Bertrand Bonello’s film (co-produced by Xavier Dolan) is a loose adaptation in the past future. The indie director of films such as “L’Apollonide” and “Saint Laurent” delivers another singular cinematic experience, a strange film, an unclassifiable creation.
It’s a story of impossible love between two loving beings across the ages. The time elapsed in the original work here spans several past lives, where Léa Seydoux and George MacKay’s characters meet again and again. The film was originally intended for Gaspard Ulliel – and is now dedicated to him – but the English actor from “1917” takes over, in what becomes a bilingual adaptation (even though he didn’t speak French before shooting). The structure of the plot, with its interwoven past lives, gives the actors an opportunity to play subtly different characters each time, while at the same time creating a certain continuity. Léa Seydoux conveys a timeless beauty and mystery, while George MacKay impresses with a nuanced performance of cold restraint.
It’s a reflection on the human being and the drifts of society, questioning our fears, our relationships, our approach to art, technology (especially AI) and, above all, to feelings. In a future opposition (or is it already there?) between work and affect, “The Beast” depicts the vanishing of feelings in an effort to eradicate suffering. But doesn’t the gradual disappearance of our fears mean the disappearance of our sensibilities, our singularities and, ultimately, of what makes us alive? Fear, loneliness, love… are feelings that span the ages, hence their recurrence in the multiple lives shared by the protagonist couple.
The eras thus echo each other through their themes, characters and motifs (clairvoyance, dolls, pigeons). It’s a structure that may seem complex, but it sets up a triptych whose connections, recurrences and omissions are the real guideline of the plot – although it’s never made explicit as such until the very end. Feelings are gradually expressed (1910), repressed (2014), then suppressed (2044), while the characters seem to evolve from era to era in a coherent fashion, without themselves being aware of it. Their choices and roles are symmetrical, always leading to the same conclusion. The evolution of the world here is more behavioral than materialistic, all against the backdrop of the permanent catastrophe that the characters fear. And in each era, the personal disaster they experience is connected to a larger/societal catastrophe for which humans are increasingly responsible.
There’s a bit of Lynch and Cronenberg in this universe where Bonello twists both image and narrative. He creates a real aesthetic with his carefully crafted mise en scène, from long zooms and close-ups to sets that fuel the plot as much as the variations in aspect ratios, and bold ideas for the opening and closing of the movie inviting us to think about it again in a whole new way. The film’s deconstructed, non-linear narrative is equally baffling, without always allowing us to grasp the ins and outs of each sequence, running the risk of either being carried along or just lost.
It certainly leaves doubts throughout: what do the characters represent? what is this beast? what is this mysterious prophetic catastrophe? Could it be the absence of catastrophe, or its disappearance? This is a conceptual film that mixes genres and blurs the horizon. “The Beast” struggles to create enough stakes, and probably therefore lacks pace to make its maze-like plot fully fascinating, but nevertheless remains a beautiful artistic feat from an out-of-the-ordinary filmmaker.
Raphaël Sallenave